A perte de vue

Je ne te connais pas et pourtant tu as le goût du « souffre ».

Que je te décline au masculin ou au féminin, que tu aies l’âge de la déraison ou des regrets, que tu parles ma langue ou déroule un phrasé exotique à mes oreilles, tu hantes mon esprit, tu peuples mon imaginaire.
Alors, de la sombre rue de la question, au sommet de la cathédrale flamboyante, de la fraicheur du saule en bord de quai, aux terrasses ensoleillées, je te guette, je t’envisage, te dévisage dans cette cité alsacienne qui n’est pas la mienne.
Es tu chauve ? Es tu beau ? Sens tu la sueur ? Portes tu une robe fleurie ? Un polo vieilli ? Cours tu le cœur tourmenté ? Marches tu à pas lents dans les méandres de l’aéroport ? De la gare ? Ou de la ville ?

Je ne le saurai jamais.

Je t’imagine, posé sur une chaise, un fauteuil, une banquette ; tu ouvres ma mallette, tu feuillettes mes pages griffonnées, mes lignes noircies sur un écran, tu jettes mes clefs et le roman de cet auteur inconnu, tu découvres ma vie entre photos et déclaration d’impôts.
Tu ris, tu pleures ou tu gémis. Et tu souris, oui, surtout tu souris. Tu l’as fait, sans réfléchir, sans savoir, sans vouloir même, peut-être.

Et moi je suis là, je suis lasse.

Dans les songes de mes nuits chaudes, printemps au goût d’été, je ne sais si je dois te haïr, te choyer, te regretter ou te saluer.
Amoureux des mots, artisan de  la vie, peut-être, me chercheras tu ? Les regrets ont des atours parfois généreux.
Malheureux sans le sous, avide de gain rapide et facile, te moqueras-tu ? L’arrogance de ton forfait te fera regretter le manque de quelques billets.

Et moi je suis là, je suis lasse.

Toi le voleur de mots, le voleur de rêves, que sais tu de ce qui se cache derrière ces lettres, derrière ces notes, derrière ces syllabes ?
Que connais tu des nuits sans sommeil, des réveils matinaux et des voyages, de rail en rail, de personnage en personnage, de mélodie en mélodie ?

En prenant ta douche, ou en partageant un bon repas avec tes ami.es, penses-tu à moi ? Imagines-tu qui je suis ? Pourquoi j’écris ?

Devines-tu mes larmes, jaillies sans prévenir à l’annonce du vol ? Comprends-tu ma colère, mon sentiment d’impuissance et d’injustice qui, à la suite, me prirent comme une bête ?  M’as-tu déjà oublié ? Dans un élan passionné, te mets-tu en recherche d’une nouvelle prise ?

Je ne le saurai jamais.

Et moi je suis là, je suis lasse.

Depuis la fenêtre du wagon qui roule à vive allure, le paysage qui défile accompagne mon retour. Je m’en vais. Peut-être es-tu à mes côtés ?
Dans le flou des images qui s’enchaînent, de ville, en ville, de terres sauvages en terres bétonnées, je laisse mon esprit vagabonder.
Sans crier gare, je rêve, à perte de vue.

Malgré toi, malgré moi, je reprends mon stylo, ma plume et mon clavier. Je reprends l’ouvrage comme on racommode un vêtement oublié et adoré. En volant mon manuscrit, en dérobant toutes mes lignes, tu as ouvert une nouvelle page, celle du coute que coute.

Mon « pourquoi ? » n’est plus rien face à mon absence de doute.
Ton « pourquoi pas ? » une allégorie romanesque à remercier.

 

8 commentaires

Laisser un commentaire